I.
« (…) La Raison ne demande rien contre la Nature ; elle demande donc que chacun s’aime soi-même, qu’il cherche l’utile qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui est réellement utile et qu’il désire tout ce qui conduit l’homme à une plus grande perfection ; et absolument parlant que chacun s’efforce selon sa puissance d’être de conserver son être. (…) » (Éthique IV, 18, scolie).
Notre raison, c’est-à-dire notre esprit quand il comprend, veut la même chose que notre élan vital : l’augmentation de notre puissance d’être, de penser et d’agir qui est aussi notre vertu :
« Par vertu et puissance, j’entends la même chose(…) » (Éthique IV, Déf. 8).
C’est le même « conatus » (« chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. » (Éthique. III, 6)) qui est à l’œuvre en nous quand nous sommes entraînés ici ou là et quand nous réfléchissons : même désirable, même but et avec le même effet : la joie. Mais la joie n’est pas la même ; elle n’est pas de même qualité !
Guidés par la Raison, nous agissons, nous dirigeons les choses de l’intérieur : notre joie est active. Guidés par la passion, nous subissons, nous sommes dirigés de l’extérieur : notre joie est passive et elle se transforme facilement en tristesse.
La passion, au sens spinoziste, c’est en effet la passivité : nos pensées et nos actes ne correspondent pas à notre nature propre. Nous sommes sous l’emprise d’objets, de personnes ou de situations qui ne nous conviennent pas et nous nous détournons de notre bien véritable.
Mais comme telle est notre condition humaine :
« La force et l’accroissement d’une passion quelconque et sa persévérance à exister ne sont pas définies par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans l’existence mais par la puissance d’une cause extérieure comparée à la nôtre. » (Éthique IV, 5)
Mais puisque nous ne sommes pas « un empire dans un empire », rien ne sert à la Raison de s’insurger en juge et maître contre nos penchants et nos désirs ; il faut au contraire qu’elle s’inscrive dans notre dynamique affective, qu’elle agisse du dedans de nos passions.
II.
L’action de notre Raison, c’est-à-dire de notre esprit quand il comprend, est d’autant plus vitale que « l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses sentiments, je l’appelle Servitude. En effet, l’homme soumis aux sentiments ne dépend pas de lui-même mais de la fortune dont le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur. » (Éthique IV, Préface)
Nous faisons le pire alors que nous voyons le meilleur ? C’est parce qu’au fond, nous ne voyons pas encore assez clairement et adéquatement !
Nous ne comprenons pas encore assez :
« J’appelle le lecteur à faire une rigoureuse distinction entre une Idée, c’est-à-dire un concept de l’Esprit et les Images des choses que nous imaginons ».
(Éthique II, 49, scolie)
Nous restons prisonniers d’images des choses que nous confondons avec leurs propriétés réelles. Au plan de l’imagination en effet, les idées sont comme « des conséquences sans prémisses » (Éthique II, 27, démo), c'est-à-dire des idées confuses.
Gardons toujours à l’esprit que si nous nous contentons de connaître par le prisme de notre corps et de ses affections, nous n’entrons ni dans la connaissance véritable du monde extérieur ni dans celle de nous-mêmes.
Pourquoi ?
Parce que s’y mêlent notre propre nature et la nature des corps extérieurs sans que nous puissions les démêler. Attelons-nous dès lors à connaître les choses du dedans, selon les ressemblances et les différences entre elles. Développons une véritable conception génétique de tout événement qui entre dans notre vie et dans le monde où nous vivons ; de toute idée et de tout sentiment qui nourrissent notre esprit et notre corps ; interrogeons-nous sur leurs causes et leur développement. Comment vont-ils persévérer dans leur être en nous et autour de nous ?
Plus nous connaîtrons les choses par leurs propriétés, ce que Spinoza appelle le deuxième genre de connaissance et plus nous les connaîtrons par leur essence singulière, ce qu’il appelle le troisième genre de connaissance, plus nous serons forts et moins nous serons sujets aux sentiments mauvais et tristes :
« un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que le sentiment à contrarier. » (Éthique IV, 7)
Alors « nous verrons le meilleur et nous ferons le meilleur » car si nous pensons adéquatement, nous agissons adéquatement ! Comme « l’ordre et la connexion des choses sont la même chose que l’ordre et la connexion des idées » (Éthique II, 7), penser et sentir, chez Spinoza, c’est en même temps faire.
La joie de notre esprit qui comprend est en même temps la joie de notre corps qui devient plus actif :
« L’effort ou la puissance de l’esprit dans l’acte de penser est par nature parallèle et simultané à l’effort ou à la puissance du corps dans son action. »
(Éthique III, 28, démo)
Plus nous posons des actes qui vont dans le sens de notre Désir profond, plus notre vie est en adéquation avec notre nature et plus nous sommes libres :
« On dit qu’une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature. » (Éthique.I, Déf.7)